Introduction
En 1960, dix-sept pays africains accédaient à l’indépendance. Trente-quatre au total durant la décennie. Ce fut l’année symbole d’une génération politique, celle des drapeaux neufs, des hymnes et des Constitutions qui portaient la promesse d’un État souverain. Soixante-cinq ans plus tard, les trajectoires de ces pays se ressemblent autant qu’elles diffèrent. Derrière les récits nationaux s’observe un même cycle : indépendance politique, dépendance économique, alternance entre ouverture et autoritarisme, puis résurgence de mouvements sociaux réclamant une refondation.
C’est à cette étape que se trouve aujourd’hui Madagascar. Après la séquence de 2025 et l’investiture du Président de la Refondation de la République, le pays s’engage dans une transition qui promet de reconstruire l’État tout en restant prisonnière de contraintes économiques et institutionnelles profondes.
Ce parallèle n’est pas qu’historique ; il est systémique. Du Ghana des années 1980 au Burkina Faso d’aujourd’hui, en passant par la Tunisie post-2011 ou le Rwanda de la reconstruction, la question demeure : comment passer d’une promesse de rupture à une transformation mesurable ? Comment convertir un élan populaire en méthode de gouvernance ? Et surtout, comment sortir du provisoire ?
L’article précédent, L’Afrique et ses transitions [1], décrivait le choc entre promesse politique et contrainte budgétaire. Cet article poursuit l’analyse à une échelle plus large : il observe le pays comme un système et situe ce système dans le continent. Comprendre où en est Madagascar, c’est comprendre où en sont ces indépendances devenues transitions permanentes.
De la promesse à la méthode
L’histoire récente de Madagascar illustre la difficulté universelle des transitions : transformer un élan en architecture. L’investiture du Président de la Refondation en octobre 2025 a clos la phase émotionnelle du renversement, de l’attente et de la colère pour ouvrir celle de la construction. Cette construction, comme dans tant d’autres transitions africaines, commence sans plan directeur, sans base de ressources et avec un appareil d’État fragilisé par des décennies d’ajustements et de clientélisme.
Les premières semaines ont donné des formes : un gouvernement de vingt-neuf ministres, un discours d’apaisement et quelques annonces de réorganisation. Mais la méthode reste à inventer. La refondation doit dépasser le symbole ; elle implique un changement de processus, pas seulement de visages.
Trois critères, constants dans toutes les transitions africaines, résument le défi : la légitimité de la procédure, la capacité d’action et la vision mesurable. Une transition se fonde sur l’inclusion et non sur la force. Sans cadre clair, elle devient une parenthèse. Refonder, c’est administrer, ce qui exige des institutions solides, des moyens stables et des décisions exécutées. Toute refondation a besoin d’un horizon vérifiable, d’un calendrier, d’indicateurs et de bilans publics.
Ces trois dimensions forment la base d’une lecture systémique. Là où le Rwanda a privilégié la centralisation, la Tunisie a choisi le dialogue ; là où le Ghana a imposé la rigueur économique, le Burkina Faso a tenté de restaurer la confiance armée-civile. Madagascar en est encore au réglage institutionnel : elle a nommé, réorganisé, promis, sans encore synchroniser.
Le pays se situe ainsi entre la promesse de rupture et l’apprentissage de la méthode. C’est cette zone intermédiaire, incertaine mais décisive, qu’observe cet article : un État appauvri mais éveillé peut-il se reconstruire sans retomber dans le recyclage ?
Trois types de transitions africaines : miroir pour Madagascar
En soixante ans, l’Afrique a connu plusieurs cycles de refondation. Les scénarios se répètent, mais leurs issues diffèrent selon la méthode. Trois modèles dominants se dégagent : la reconstruction, la stabilisation et la régénération. Tous affrontent la même équation : restaurer la confiance entre l’État et la société.
Compte des transitions
Madagascar totalise sept transitions majeures depuis 1960 selon le périmètre ci-dessus. La plupart des pays africains ont connu entre deux et quatre transitions comparables depuis l’indépendance. Madagascar se situe donc au-dessus de la moyenne continentale.
1. Les transitions de reconstruction : bâtir avant de voter
Elles naissent du chaos : Ghana des années 1980, Rwanda après 1994, Éthiopie au tournant du siècle. Ces États ont reconstruit leurs institutions avant de parler de pluralisme. La priorité fut l’ordre, la planification et la maîtrise du territoire. Le Ghana de 1983, sous Rawlings, a imposé une discipline budgétaire soutenue par les institutions internationales. Le Rwanda a misé sur la centralisation et la performance administrative. Leur force fut la méthode plutôt que le débat ; leur faiblesse, la tendance à remplacer la délibération par la discipline.
2. Les transitions de stabilisation : l’entre-deux incertain
Ce modèle, dominant au Sahel, combine légitimité fragile et discours de redressement national. L’armée ou une élite technocratique prend le relais en promettant de rétablir l’ordre avant la réforme. En pratique, la stabilité devient une fin en soi, le recyclage élitaire remplace la transformation. Madagascar partage plusieurs traits de ce modèle : pouvoir civilo-militaire, coalition composite, gouvernance encore verrouillée.
3. Les transitions de régénération : reconstruire par la participation
Elles sont rares mais éclairantes. Elles mettent la société civile au centre. La Tunisie de 2013 a évité le basculement grâce à un Dialogue national réunissant syndicats, patronat et juristes. Le Kenya post-2007 a suivi la même logique de reconstruction à partir du terrain. Leur atout fut la délibération publique comme instrument de stabilité ; leur faiblesse, la lenteur et la fatigue citoyenne.
Comparaison et synthèse
Ces trois trajectoires montrent que la refondation n’est pas un acte mais une ingénierie politique. Son succès repose sur l’articulation entre légitimité, capacité et vision. Madagascar n’est plus dans le chaos mais n’a pas encore trouvé sa méthode. Elle entre dans cette zone technique où les transitions se gagnent ou se perdent.
Le pays oscille historiquement entre stabilisation et reconstruction avec une seule séquence de régénération véritablement assumée au début des années 1990. La séquence ouverte en 2025 peut marquer un basculement vers la régénération si trois conditions deviennent mesurables :
- un forum de médiation institutionnalisé,
- une transparence budgétaire régulière,
- un calendrier de sortie borné.
Sans ces ancrages, la trajectoire risque de prolonger la logique de stabilisation qui caractérise la majorité des transitions malgaches.
Où se situe Madagascar aujourd’hui ?
Le mouvement de 2025 a ouvert une brèche politique mais sa traduction institutionnelle reste fragile. Le pays n’est plus dans la rupture mais dans l’entre-deux : assez stable pour planifier, trop lourd pour exécuter.
La nouvelle architecture du pouvoir combine continuité et renouvellement. Les structures économiques et les dépendances énergétiques demeurent mais une génération plus jeune issue des mouvements citoyens et de la diaspora commence à pénétrer l’appareil d’État. Cette cohabitation peut être un pont ou un piège. Si elle n’est pas institutionnalisée, elle risque de figer la réforme dans la cooptation.
La légitimité du nouveau pouvoir reste conditionnelle. La reconnaissance internationale est prudente et la jeunesse observe. La refondation doit produire des actes mesurables et non des déclarations. Plus la méthode tarde, plus la confiance s’érode.
Sur le plan économique, les finances publiques sont sous tension et les recettes volatiles. Mais le problème est plus large : il touche la cohérence du système. Trois flux doivent être synchronisés : le flux institutionnel, le flux économique et le flux social. Aujourd’hui, ces flux fonctionnent en parallèle ; l’État promet, l’économie attend et la société observe.
La population jeune et connectée ne croit plus au langage politique classique. Elle demande des preuves et non des discours. Son énergie civique reste dispersée mais elle constitue le levier de toute refondation authentique.
Madagascar se situe ainsi dans une position intermédiaire entre stabilisation et régénération. Elle partage avec le Burkina et le Mali le caractère civilo-militaire du pouvoir mais se rapproche du modèle participatif tunisien. Son atout réside dans la vitalité de sa société civile et de sa diaspora. Son risque demeure la fragmentation politique et l’absence d’un mécanisme de dialogue national.
Ce que montre la comparaison systémique
Comparer n’est pas juger mais comprendre. L’approche ICECAP - Institution, Capacité, Économie, Citoyenneté, Appareil productif - met en évidence cinq axes déterminants. Madagascar se situe au milieu de cette grille : le potentiel est réel, les mécanismes faibles. Les transitions réussies ont bâti leur légitimité sur la redevabilité visible et non sur le contrôle. C’est la condition pour transformer la promesse en méthode.
| Axe | Transitions réussies | Transitions piégées | Position de Madagascar (2025) | Levier prioritaire |
|---|---|---|---|---|
| 1. Gouvernance institutionnelle | Tunisie (Dialogue national) : médiation multipartite et règles publiques de sortie | Burkina, Tchad : concentration du pouvoir, absence d’arbitrage civil | Cadre civilomilitaire sans organe neutre ; décisions centralisées | Créer un Forum national de refondation avec résidence tournante et compte rendu public |
| 2. Capacité administrative et économique | Ghana (ERP 1983-91) : rigueur budgétaire, planification sectorielle | Mali : dispersion des budgets et opacité | Déficit de coordination entre Trésor, Douanes et Énergie | Synchroniser les flux budgétaires ; publier un état mensuel des engagements |
| 3. Légitimité politique et sociale | Rwanda : reconstruction rapide, cohésion nationale | Niger : méfiance civilo-militaire et défiance régionale | Investiture validée mais reconnaissance partielle ; jeunesse non intégrée | Institutionnaliser la participation citoyenne (plateformes Gen Z-société civile) |
| 4. Justice et redevabilité | Afrique du Sud : commissions publiques et procès visibles | Tchad : amnisties sans réforme judiciaire | Aucune procédure de reddition ou de transparence systémique | Lancer un audit public : finances, mines, énergie, marchés publics |
| 5. Services vitaux et appareil productif | Rwanda : services de base, énergie et télécoms stabilisés | Burkina : subventions non soutenables | Eau/électricité : réseau vétuste, dépendance aux importations | Plan d’urgence énergie-eau, redéploiement vers infrastructures locales |
Les garde-fous d’une reconstruction réelle
Les transitions échouent rarement par manque de volonté mais faute de garde-fous. Madagascar doit se protéger contre la concentration du pouvoir, la lenteur et l’amnésie. L’expérience africaine montre qu’il faut un lieu pour le dialogue, une règle mesurable, une transparence et un horizon clair.
Un Forum national de refondation devrait être créé, avec présidence tournante et sessions publiques. Les mandats des ministères devraient être contractualisés et mesurables. L’État gagnerait en crédibilité en publiant chaque mois des données simples sur les finances, l’énergie et la justice. Une transition efficace doit aussi s’inscrire dans le temps par un calendrier irrévocable et un registre public des engagements.
Enfin, un pacte jeunes-PME-diaspora permettrait de lier l’économie productive à la refondation civique. La jeunesse apporte les idées, les entreprises la mise en oeuvre, la diaspora les compétences et le suivi. Ce triptyque crée un ancrage réel dans le quotidien économique.
Le défi de la temporalité
Reconstruire demande du temps. Les citoyens souhaitent des résultats immédiats, les institutions travaillent dans la durée. Si le temps n’est pas maîtrisé, il devient facteur d’usure. Dans plusieurs pays, le provisoire s’est installé. Madagascar doit éviter ce piège et fixer clairement le terme de sa transition.
La société juge le changement à ce qu’elle voit et ressent. Les gestes rapides comptent : réparer les réseaux d’eau et d’électricité, rouvrir les écoles, rétablir la justice du quotidien. Ces actions maintiennent la confiance pendant que les réformes se mettent en place.
L’économie répond à un tempo plus lent. Restaurer une filière ou une centrale demande des années. Les pays ayant réussi leur rattrapage ont utilisé des plans triennaux avec objectifs et bilans publics. Madagascar devrait adopter un plan 2025-2028 centré sur l’énergie, l’agriculture, l’éducation et le numérique.
Le véritable défi est la synchronisation des temps politique, social et économique. Chaque réforme doit s’accompagner d’un délai, d’un effet social et d’un financement identifié. Ce triple alignement transforme la transition déclarative en reconstruction réelle.
Conclusion : passer du discours à la mécanique
L’indépendance de 1960 fut celle des symboles. La refondation de 2025 pourrait être celle des mécanismes, si elle parvient à briser le cycle de la complaisance et de la corruption. Madagascar possède une énergie citoyenne rare et une intelligence collective encore sous-exploitée. Ce qui lui manque, ce n’est pas la volonté, mais une architecture d’exécution qui relie les institutions, les acteurs et le temps politique à une exigence d’intégrité absolue.
L’article précédent posait la question des moyens ; celui-ci y répond : aucune refondation ne tient sans cohérence et sans probité. Les transitions qui ont réussi sur le continent ont compris qu’il n’y a pas de réforme durable là où la corruption demeure structurelle. La stabilité ne se construit pas dans le silence des abus mais dans la clarté des comptes et la responsabilité partagée.
Madagascar se trouve aujourd’hui à un point d’équilibre fragile. Elle n’est plus dans la chute, pas encore dans la reconstruction. La bataille essentielle n’est pas seulement celle de la crédibilité, mais celle de la moralité publique. Sans assainissement, sans institutions capables de poursuivre, de juger et de récupérer les fonds détournés, la refondation restera un décor.
La lutte contre la corruption doit devenir la colonne vertébrale de la refondation. C’est à travers elle que se restaurera la confiance entre l’État et le citoyen, que renaîtra la valeur du service public, et que la société malgache retrouvera la conviction que la justice n’est pas un privilège mais un droit.
Lorsque la transparence deviendra réflexe, lorsque chaque décision aura un coût et une trace, alors le mot refondation cessera d’être un slogan pour devenir un système d’action. Madagascar rejoindra les trajectoires de reconstruction qui ont su transformer la règle en culture et la probité en moteur de développement.
Le prochain article abordera la dimension sociale de ce chantier : comment refonder la confiance, reconstruire le lien civique et rendre la participation des citoyens indissociable de l’exigence d’intégrité publique.
Sources / Traçabilité
RFI, Madagascar : deux étrangers soupçonnés de complot arrêtés, 9 novembre 2025.
Le Point Afrique, Un gouvernement de 29 ministres dix jours après l’investiture, 28 octobre 2025.
ConstitutionNet, Refondation et transition constitutionnelle à Madagascar, octobre 2025.
Analyses croisées Diapason, comparaisons avec Ghana (1983-1991), Tunisie (2013), Burkina Faso (2022) et Rwanda (1994-2005).
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