La décision n°10-HCC/D3 du 14 octobre 2025, par laquelle la Haute Cour constitutionnelle (HCC) a constaté la vacance de la Présidence de la République et invité l’autorité militaire compétente à exercer provisoirement les fonctions de Chef de l’État, a ouvert une période institutionnelle singulière. À l’occasion de son discours d’investiture du 17 octobre 2025, le Chef de l’État par intérim a suggéré que cette période devrait être mise à profit pour engager une réflexion sur une éventuelle nouvelle Constitution, ce qui a conduit certains commentateurs à la qualifier de « transition ».
Cependant, la qualification juridique d’une situation institutionnelle ne peut reposer ni sur les discours politiques ni sur les attentes sociales, mais exclusivement sur le droit constitutionnel positif et sur l’examen des enseignements jurisprudentiels et doctrinaux. La question est donc de déterminer si la période ouverte le 14 octobre 2025 relève d’une transition constitutionnelle, au sens strict de la doctrine, ou si elle constitue un intérim au sens de l’article 53 de la Constitution de la Quatrième République.
La doctrine enseigne que la transition constitutionnelle ne peut être reconnue que lorsque trois critères cumulatifs sont réunis :
- une rupture de l’ordre constitutionnel ;
- la création d’un ordre juridique temporaire ;
- l’engagement d’un processus constituant.
Ces critères, bien documentés dans la littérature juridique, y compris dans les travaux d’auteurs familiers des problématiques constitutionnelles malgaches [1], fournissent un cadre d’analyse particulièrement pertinent.
L’étude qui suit établit que la situation postérieure au 14 octobre 2025 répond exclusivement aux caractéristiques d’un intérim constitutionnel, renforcé et précisé par la jurisprudence récente, et ne remplit aucune des conditions doctrinales de la transition.
I. UN CADRE CONSTITUTIONNEL DE L’INTERIM PLEINEMENT OPERATIONNEL, CONFIRME ET PRECISE PAR LA JURISPRUDENCE RECENTE
Avant toute qualification, il importe d’examiner la portée du dispositif de l’article 53 tel qu’appliqué par la HCC dans ses décisions n°10-HCC/D3 du 14 octobre 2025 et n°13-HCC/D3 du 6 novembre 2025 en analysant tant la continuité institutionnelle qu’il consacre que les modalités temporelles qu’il organise.
A. Une continuité constitutionnelle intégrale et des pouvoirs intérimaires strictement limités
L’article 53 de la Constitution institue un mécanisme de vacance présidentielle complet, garantissant la continuité intégrale de l’ordre constitutionnel. La décision n°10-HCC/D3 n’a fait qu’activer ce mécanisme, sans créer de norme dérogatoire ni de régime d’exception.
La décision n°13-HCC/D3 confirme explicitement cette continuité. Au considérant 11, la HCC énonce que « les membres des Institutions et Organes constitutionnels continuent d’exercer leurs pouvoirs habituels »². Il s’agit d’une affirmation claire : aucune institution n’est suspendue, aucune fonction n’est remodelée, aucun organe n’est remplacé par un dispositif ad hoc.
Dans un véritable régime transitoire, la doctrine observe au contraire une mise entre parenthèses, une suspension ou un contournement du texte constitutionnel¹. Rien de tel ici : l’ordre constitutionnel demeure intact.
Par ailleurs, le Chef de l’État intérimaire ne dispose d’aucun pouvoir constituant. Ses attributions se limitent à la gestion des affaires courantes et à la préparation de l’élection présidentielle. Aucun acte habilitant une refonte constitutionnelle n’a été adopté.
Ainsi, le cadre juridique applicable demeure strictement constitutionnel, sans altération ni substitution.
B. La temporalité constitutionnelle ajustée mais non transformée : la compétence interprétative de la HCC et l’absence totale de création d’un ordre juridique provisoire
Si l’article 53 de la Constitution fixe un délai impératif, « trente à soixante jours », pour l’organisation du scrutin présidentiel, la Haute Cour constitutionnelle, dans sa décision n°13-HCC/D3, a précisé la portée de cette exigence. Cet ajustement, loin d’instituer un régime transitoire autonome, constitue un acte d’interprétation constitutionnelle, conforme à la mission de la Haute Cour, et non la création d’un ordre normatif provisoire.
Aux considérants 13 à 15 de la décision n°13-HCC/D3, la HCC indique que l’élection présidentielle ne peut être organisée tant que « les conditions matérielles et juridiques de son organisation régulière ne sont pas réunies ». La Cour identifie explicitement ces conditions : révisions législatives nécessaires, refonte consensuelle des listes électorales, et garanties permettant que le scrutin soit « reconnu par tous ».
Ce raisonnement ne constitue pas une dérogation au texte constitutionnel, encore moins une suspension de celui-ci : il s’inscrit dans la fonction même du juge constitutionnel, à savoir apprécier les modalités d’application des normes constitutionnelles lorsque la stricte exécution littérale risquerait de produire une contrariété avec les principes supérieurs du droit constitutionnel, notamment ceux de sincérité, de régularité et de continuité de l’État.
Ainsi, l’ajustement du délai électoral repose sur deux fondements :
- La compétence interprétative de la HCC, habilitée par la Constitution à assurer son effectivité.
- L’impossibilité matérielle, en l’espèce, d’organiser un scrutin dans les délais, en raison d’obstacles juridiques et logistiques suffisamment graves pour compromettre la régularité constitutionnelle du processus électoral.
La jurisprudence constitutionnelle comparée enseigne que lorsqu’une norme constitutionnelle fixe un délai impératif mais que son application littérale rend impossible la tenue d’un scrutin régulier, le juge constitutionnel peut en apprécier les modalités d’application sans altérer la nature de la norme ni créer un régime normatif ad hoc.
En ce sens, la HCC n’a pas procédé à une suspension du délai de l’article 53 : elle a procédé à une interprétation téléologique, orientée vers la finalité même de l’intérim, l’organisation d’une élection conforme aux exigences constitutionnelles.
Cette distinction est décisive :
- interpréter la Constitution ne revient pas à édicter un ordre juridique transitoire ;
- adapter l’application d’un délai ne revient pas à modifier la nature du régime ;
- préserver la régularité électorale ne revient pas à instaurer une transition constitutionnelle.
Ainsi, la décision n°13-HCC/D3 s’inscrit dans la continuité du régime d’intérim : elle en garantit l’effectivité, mais n’en transforme ni le fondement ni la nature juridique.
II. L’INAPPLICABILITE MANIFESTE DES CRITERES DOCTRINAUX DE LA TRANSITION CONSTITUTIONNELLE AU CAS MALGACHE DE 2025
Si le cadre constitutionnel applicable à la situation postérieure au 14 octobre 2025 exclut en lui-même l’idée de transition, encore convient-il de vérifier si les critères établis par la doctrine permettent néanmoins de qualifier juridiquement cette période de transition constitutionnelle. L’examen de ces éléments doctrinaux, fondés sur des critères cumulatifs et exigeants, conduit à constater leur inapplicabilité au cas malgache.
A. Absence de rupture constitutionnelle ou d’ordre juridique provisoire : jurisprudence confirmative et risques de dérive
Selon un enseignement constant de la doctrine, la transition constitutionnelle suppose nécessairement une rupture ou une mise entre parenthèses partielle du cadre constitutionnel en vigueur, suivie de l’instauration d’un ordre juridique provisoire. Cette rupture peut être explicite (suspension du texte constitutionnel, proclamation d’une charte de la Transition) ou implicite (contournement du texte, disparition fonctionnelle des institutions).
Or, l’analyse du droit positif malgache depuis le 14 octobre 2025, éclairée par les décisions n°10-HCC/D3 et n°13-HCC/D3, démontre l’absence totale de rupture :
- la Constitution n’a pas été suspendue ou neutralisée ;
- aucune norme constitutionnelle provisoire n’a été adoptée ;
- aucune institution nouvelle n’a été créée pour se substituer aux organes existants ;
- la HCC, loin d’être mise entre parenthèses, a été pleinement mobilisée pour interpréter la Constitution.
Ce point est fondamental : la décision n°13-HCC/D3 ne crée pas un régime transitoire, elle applique la Constitution. Elle ne substitue pas un ordre juridique ad hoc, elle garantit l’effectivité du régime existant.
Ainsi, loin de manifester l’émergence d’un ordre juridique provisoire, la jurisprudence récente :
- confirme l’intégrité du système constitutionnel,
- en précise la mise en œuvre dans des circonstances complexes,
- assure la régularité du processus électoral,
- ne substitue aucun cadre normatif transitoire au cadre constitutionnel en vigueur.
En d’autres termes, la décision n°13-HCC/D3 est précisément la preuve qu’il n’existe pas de transition constitutionnelle.
Si la HCC avait souhaité fonder ou reconnaître un ordre transitoire autonome, elle l’aurait fait par une décision constitutive. Elle a fait exactement l’inverse.
Il importe de souligner que l’adoption d’une « Charte de la transition » constituerait en soi une rupture de l’ordre constitutionnel. Une telle charte, par nature, supplée ou remplace la Constitution, créant un ordre juridique provisoire distinct. Cette démarche ferait entrer Madagascar dans la catégorie des changements anticonstitutionnels de gouvernement au sens des normes de l’Union africaine et de la SADC. Elle entraînerait de facto :
- la suspension d’aides budgétaires ;
- des sanctions diplomatiques ;
- la non-reconnaissance internationale des autorités issues d’un tel cadre.
Ainsi, la qualification de transition ne correspond ni au droit positif ni aux engagements internationaux de Madagascar.
B. L’absence absolue de processus constituant : aucun élément de transformation du système constitutionnel
Le second critère doctrinal, tout aussi décisif, est celui de l’existence d’un processus constituant, qu’il soit originaire, dérivé ou encadré¹. Une transition vise à permettre la transformation du système constitutionnel, par l’élaboration d’un nouveau texte ou par la refonte profonde de la norme fondamentale.
Or, après le 14 octobre 2025 :
- aucun projet de révision constitutionnelle n’a été initié ;
- aucun organe constituant n’a été créé ;
- aucun projet constitutionnel n’a été soumis à débat.
Le discours du Chef de l’État intérimaire du 17 octobre 2025, prévoit, à terme, à l’issue de la Concertation nationale, l’établissement d’une nouvelle Constitution. Cependant en droit public malgache, comme en droit public comparé, un discours politique, même solennel, ne peut jamais constituer un acte juridique créateur de normes ou un acte d’initiation du pouvoir constituant.
Ainsi, le second critère doctrinal de la transition, celui de la transformation normative, est lui aussi absent. Ce qui confirme que la période actuelle relève de l’intérim strict.
En guise de conclusion
Au terme de l’analyse du droit positif, de la jurisprudence de la Haute Cour constitutionnelle et des critères doctrinaux, il apparaît que la situation institutionnelle ouverte à Madagascar depuis le 14 octobre 2025 ne saurait, juridiquement, être qualifiée de transition constitutionnelle.
L’ordre constitutionnel n’a pas été suspendu ; aucun ordre juridique provisoire n’a été instauré ; aucun processus constituant n’a été engagé ; et la jurisprudence récente confirme la pleine effectivité de la Constitution.
La période en cours relève donc exclusivement de l’intérim constitutionnel, tel que défini par l’article 53, et rien d’autre.
Au-delà de cette stricte qualification juridique, il convient de relever que la notion de « transition » est aujourd’hui mobilisée dans le discours politique comme un vecteur symbolique, porteur de promesses de refondation, de rupture et de légitimation nouvelle. Cette utilisation, bien que compréhensible dans un contexte de crise, ne saurait faire écran au fait que, sur le plan du droit constitutionnel, la transition obéit à des conditions précises, cumulatives et strictement définies.
La tentation d’instrumentaliser le droit constitutionnel pour légitimer, a posteriori, des orientations politiques non conformes à l’ordre juridique en vigueur constitue un risque réel en période d’instabilité. L’invocation prématurée d’une « Charte de la Transition », par exemple, pourrait ouvrir la voie à une rupture de légalité, exposant le pays à des conséquences juridiques et diplomatiques majeures. Le respect de la Constitution, y compris en période de crise, demeure le seul garant de la légitimité interne et de la reconnaissance internationale.
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