Les premières semaines qui ont suivi le renversement d’Andry Rajoelina ont connu de nombreux couacs, généré des critiques plus que justifiées, et plusieurs faits ont déclenché des interrogations légitimes, pour ne parler que de cet étrange voyage-éclair du chef de l’État à Dubaï. Toutefois, même si le principe du « manao zavatra tsy mora » sert souvent de paravent à la médiocrité, il faut admettre que le processus de refondation est complexe, et comme disent les Anglo-saxons, il faut « faire voler l’avion en même temps qu’on le construit », avec ce que cela suppose d’erreurs et de dérapages.
Il est toutefois nécessaire de souligner un point essentiel : si la refondation doit être ce que l’on prétend qu’elle va être, il sera nécessaire de remettre à plat des systèmes et processus afin d’éviter que les mêmes causes ne produisent ultérieurement les mêmes effets que les crises précédentes. Les prétendus changements du passé n’ont jamais eu l’effet escompté après l’enthousiasme initial : ni les changements de dirigeants, ni les changements de Constitution, ni les changements d’institutions n’ont suffi. Les « bravo, merci » qui ont accueilli Albert Zafy en 1993, Didier Ratsiraka en 1997, Marc Ravalomanana en 2002 et Andry Rajoelina en 2009 n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Cela préfigure ce qui risque d’arriver au colonel Randrianirina.
Actuellement, on voit d’innombrables articles et publications de réseaux sociaux proposer des sujets de réflexion sur la refondation, voire émettre des solutions. Mais il faut se rendre à l’évidence : beaucoup de ce qui est en train d’être dit a déjà été exprimé auparavant. On citera pêle-mêle : la nécessité d’élections propres, la décentralisation, la mise en place d’une société plus équitable, le respect des libertés fondamentales, la révision de la Constitution pour qu’elle corresponde aux réalités malgaches, la lutte contre la corruption, le retour de la souveraineté nationale, le développement d’un secteur privé en mesure de créer les emplois nécessaires pour absorber la démographie, la protection des investisseurs, la mise en place d’une Justice indépendante et de structures véritablement indépendantes de l’Exécutif, la gestion durable des richesses naturelles, le redressement des secteurs de l’éducation et de la santé, etc.
Dans tout ce brouhaha, il y a un sujet qui est un peu délaissé alors qu’il est pilier fondamental : la correction des mentalités. L’expression peut rebuter certains qui pourraient voir dans le mot « correction » une dangereuse dérive dictatoriale. Pourtant, on sait que ce sont les mentalités qui influent sur le comportement des hommes, et c’est le comportement des hommes qui influe sur les institutions. Laisser la bride abattue aux comportements inacceptables sur les réseaux sociaux, sous prétexte que la liberté d’expression doit être absolue, est une bombe à retardement. S’attaquer aux gros poissons et laisser les intermédiaires impunis en est une autre. Rappelons la citation d’Albert Einstein : « La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent ». Comment espérer une refondation de la République si les mentalités sur lesquelles elles reposent restent les mêmes ?
Petits pourrissements et grande corruption
À ce stade, le lecteur est sans doute conduit à se dire que le problème se situe du côté des hauts dirigeants du pays, qui ne penseraient qu’à leurs intérêts personnels ou assumeraient mal les responsabilités qui leur sont dévolues. Tout au plus, les moins jeunes se souviendront d’avoir été invités ou amenés à méditer sur une phrase comme : « Ce n’est pas vraiment Tsiranana / Ramanantsoa / Ratsiraka / Zafy / Ratsirahonana / Ravalomanana / Rajaonarimampianina / Rajoelina (rayer les mentions inutiles en fonction de votre âge) qui est mauvais, c’est son entourage qui pose problème… ». Des variantes également populaires de cette locution ont substitué au mot « entourage » le nom d’un ministre ou d’un conseiller ou bien encore le prénom de l’épouse d’un des précités.
L’on pourrait se dire que de tels propos n’étaient que la manifestation d’une coupable ou naïve indulgence envers les dirigeants. Mais leur répétition amène à avancer que le problème n’est peut-être pas dans la construction de ce type de phrase, mais dans le sens même du mot « entourage ».
L’amiral Didier Ratsiraka avait choqué l’opinion en déclarant « je suis le problème de ce pays » (en français dans le texte [1]), propos que la majorité de la population avait alors interprété au premier degré. De retour d’exil onze ans plus tard, il précisait : « Quand je dis aux Malgaches, le problème de ce pays c’est moi, ça sent le nombrilisme, mais c’est la réalité parce que je suis le seul à avoir été destitué deux fois du pouvoir et à être revenu deux fois au pouvoir. »
Lorsque nous nous disons « Ce n’est pas vraiment Untel qui est mauvais, c’est son entourage qui pose problème », s’agit-il là d’une complaisance naïve voire coupable envers le chef de l’État en exercice ou plutôt d’une complaisance envers nous-même ? L’ « entourage » consiste-t-il en quelques dizaines — voire centaines — de personnes autour du Président, ou d’un milieu ambiant auquel il nous est impossible de nous soustraire ?
Bien sûr, la grande corruption doit être une préoccupation majeure. Mais qu’en est-il des petits pourrissements que nous constatons au quotidien ? Pour rompre avec le fatalisme, il n’est pas nécessaire de lever une armée, mais d’obtenir une masse critique de personnes déterminées à dire non au laisser-faire et décidées à exercer leur sens critique et leur capacité d’action ailleurs que sur Facebook. En particulier, pour tous ceux qui possèdent ne serait-ce qu’un peu d’éducation ou d’influence, il y a devoir d’exemplarité et de courage. Y compris le courage d’opposer des observations calmes et argumentées aux agissements discutables d’un chauffeur de taxi, d’un camarade de promotion, d’un parent ou d’un supérieur hiérarchique. Pas si évident dans une société où l’on a l’habitude d’éviter les confrontations ouvertes.
Il n’y aura pas de refondation sans sanction des travers inacceptables du passé, faute de quoi il faudra s’attendre aux travers du futur. Ce devoir de sanction s’applique à chaque individu. Sinon, la refondation espérée va rencontrer un effondrement des illusions, et produire une effondration qui va un jour ou l’autre donner une petite sœur à 1972, 1991, 2002, 2009, 2018 et 2025.
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