Introduction
À Madagascar, chaque débat sur la JIRAMA (Jiro sy Rano Malagasy) remet la même réalité au jour. Derrière les coupures d’électricité, les dettes et les hausses de tarifs se cache une dépendance structurelle d’un État fragilisé vis-à-vis de quelques groupes privés qui contrôlent l’accès à l’énergie. Quand une minorité d’acteurs tient le carburant, les groupes électrogènes, une partie du solaire et de l’hydraulique, c’est toute l’économie qui se retrouve prise dans un étau.
Une crise d’électricité qui dit la crise de l’État
La JIRAMA est censée être la colonne vertébrale du système électrique. Dans les faits, elle est devenue le révélateur d’une crise plus large de l’État malgache. Moins de quatre Malgaches sur dix ont accès à l’électricité. Dans les zones rurales, la majorité du pays vit encore sans courant. Ceux qui sont raccordés subissent délestages, tensions de voltage et factures difficiles à payer.
Les comptes de l’entreprise montrent un modèle qui ne tient plus. Le coût moyen de production du kilowattheure reste largement supérieur au tarif facturé aux clients. Chaque kWh vendu creuse un peu plus le déficit. Les pertes techniques et commerciales sont élevées. La dette envers les fournisseurs de carburant et de services s’empile et finit par peser sur le budget de l’État. Une part significative des ressources publiques sert à boucher les trous d’une compagnie qui ne parvient ni à investir, ni à moderniser son réseau.
Pour garantir l’approvisionnement, la JIRAMA loue près de deux cents groupes électrogènes à des opérateurs privés. Ces contrats se chiffrent en dizaines de millions d’euros par an. À court terme, ils évitent l’effondrement du système. À moyen terme, ils enferment le pays dans une dépendance au fuel importé et à quelques fournisseurs capables d’avancer le carburant et de maintenir les machines en marche.
L’électricité malgache est donc produite dans un triangle étroit. Une entreprise publique lourde et déficitaire. Des producteurs privés qui vendent leur courant via des contrats de long terme. Des distributeurs de carburant qui deviennent aussi créanciers de l’État. Tant que ce triangle reste en place, la crise de la JIRAMA n’est pas un accident mais le fonctionnement normal d’un système qui s’est construit sur la dépendance.
Des groupes privés devenus incontournables
Pour comprendre cette dépendance, il faut regarder qui tient aujourd’hui les principaux leviers de la production et de l’approvisionnement en énergie.
Une partie du courant injecté sur le réseau provient de producteurs privés. Ils exploitent des centrales thermiques alimentées au fuel lourd et des fermes solaires qui vendent leur électricité à la JIRAMA via des contrats de long terme. Certains de ces acteurs louent aussi des groupes électrogènes à la compagnie publique ou à de grands consommateurs privés. D’autres sont en première ligne dans les projets hydroélectriques censés, demain, réduire le coût du kilowattheure.
En parallèle, quelques grands distributeurs contrôlent l’importation et la distribution des carburants nécessaires au fonctionnement des centrales thermiques et des groupes électrogènes. Quand la JIRAMA n’a plus de trésorerie, ce sont eux qui acceptent ou non de livrer à crédit, de prolonger les délais de paiement, de maintenir les livraisons malgré les arriérés. Leur rôle dépasse alors la simple fourniture de fuel. Ils deviennent des créanciers clés de l’État.
Ces groupes n’agissent pas dans l’ombre. Ils investissent, communiquent, signent des partenariats avec des institutions internationales et se déploient sur le continent. Ils sont présents dans l’énergie, mais aussi dans les télécoms, la banque, l’immobilier ou la grande distribution. Ils incarnent une partie du capitalisme malgache contemporain, structuré en conglomérats diversifiés, capables de mobiliser des financements importants et de dialoguer directement avec les bailleurs, les grandes banques et les gouvernements.
Le problème n’est pas qu’ils existent ni qu’ils investissent. Le problème est la concentration des leviers stratégiques. Quand les mêmes groupes se retrouvent à la fois fournisseurs de carburant, loueurs de groupes électrogènes, producteurs d’électricité solaire ou thermique, partenaires dans de futurs barrages et parfois prêts à la JIRAMA, la frontière entre intérêt privé et intérêt général devient fragile. L’État ne négocie plus seulement avec des prestataires, il dépend de contreparties qui savent que leur position est devenue difficilement contournable.
Dans ce paysage, la moindre tension contractuelle, la moindre rumeur de rupture de livraison ou de hausse des prix se transforme aussitôt en crise politique. Non parce que ces entreprises décideraient seules du sort du pays, mais parce que la faiblesse de la JIRAMA et l’absence d’arbitrage public fort leur laissent un poids disproportionné dans le fonctionnement quotidien du système électrique.
Une minorité très visible dans un pays qui s’appauvrit
Dans ce paysage énergétique, un élément saute aux yeux. Les principaux conglomérats qui occupent le devant de la scène appartiennent à une micro-élite économique issue, pour certains, de familles d’origine indo-pakistanaise installées de longue date à Madagascar. Ils sont quelques dizaines à la tête de groupes présents dans les carburants, l’électricité, la grande distribution, l’immobilier, la banque ou les télécoms. Ils voyagent, lèvent des fonds, s’affichent dans les classements de fortunes africaines et participent aux grands forums internationaux.
Face à eux, la majorité des Malgaches voit son niveau de vie stagner ou reculer. En un demi-siècle, le pays est passé d’un revenu par habitant comparable à celui de certains pays émergents à l’un des plus bas du monde. L’accès à l’électricité, à l’eau potable, à un emploi stable reste hors de portée pour une grande partie de la population. Les coupures de courant ne sont pas qu’un désagrément technique. Elles renchérissent le coût de la vie, détruisent des stocks, empêchent l’émergence de petites industries locales et alimentent un sentiment d’injustice devant la réussite de quelques-uns.
Il est pourtant essentiel de ne pas transformer ce contraste en procès d’une communauté. La catégorie « Karana » recouvre une réalité très diverse. La plupart de ses membres n’ont aucun accès aux grands marchés publics, n’importent pas de carburant, ne possèdent ni centrale solaire ni tour de bureaux. Ils tiennent des épiceries, des ateliers, des petits commerces de quartier, souvent dans les mêmes conditions de vulnérabilité que leurs voisins. Ce qui compte ici n’est pas l’origine, mais la place occupée dans le système économique.
Ce qui crispe, ce n’est pas qu’il existe des entrepreneurs prospères. C’est que les fortunes les plus visibles se soient construites dans des secteurs protégés, au contact étroit de l’État, sur des rentes liées à l’importation, à la distribution de biens essentiels et à la fourniture d’énergie à une entreprise publique en crise. Aux yeux d’une partie de la population, l’impression se répand que la pauvreté du plus grand nombre et la richesse de quelques groupes font système, qu’elles ne sont pas deux histoires séparées mais les deux faces d’une même organisation de l’économie.
Un système forgé par l’histoire et la corruption
Pour comprendre comment quelques groupes privés sont devenus aussi centraux, il faut revenir au tournant des années soixante-dix. Après la rupture politique de 1972, puis sous la Deuxième République, l’État nationalise les secteurs clés, crée de grandes sociétés publiques et place le commerce extérieur, les banques et l’énergie sous contrôle étroit. Sur le papier, il s’agit de reprendre la main sur l’économie. Dans la pratique, l’accès aux licences, aux devises et aux marchés publics devient une ressource politique précieuse.
Les autorités choisissent des intermédiaires jugés fiables pour faire tourner l’appareil productif. Parmi eux, des familles d’entrepreneurs déjà implantées dans le commerce, la distribution, les carburants ou la finance. L’État leur accorde des autorisations, des facilités de change, des positions dominantes dans certaines filières en échange de leur capacité à approvisionner le pays. Le clientélisme et la corruption s’installent au cœur du modèle. Une partie des décisions publiques ne se prend plus en fonction de l’intérêt général, mais en fonction des alliances et des retours attendus.
La crise économique des années quatre-vingt et les programmes d’ajustement ne cassent pas cette logique. Ils changent ses formes. Les privatisations, les dérégulations partielles et l’ouverture au capital étranger offrent de nouvelles opportunités à ceux qui sont déjà proches du pouvoir ou bien insérés dans les réseaux internationaux. Les appels d’offres deviennent parfois des procédures vidées de leur sens, où l’issue est connue à l’avance. Les exonérations fiscales, les contrats de fourniture, les garanties publiques se négocient au cas par cas, dans des espaces où la frontière entre lobbying et corruption est fragile.
Le secteur de l’énergie s’est développé à l’intérieur de cette architecture. Les droits d’importation de carburant, les concessions sur des sites hydroélectriques, les contrats d’achat d’électricité, la location de groupes électrogènes ont souvent été attribués dans un environnement marqué par l’opacité, le favoritisme et les conflits d’intérêts. Ce n’est pas une communauté qui aurait capturé l’État. Ce sont des segments précis de l’élite économique, d’origines diverses, qui ont bâti leur puissance sur cette combinaison de privilèges politiques, de connexions internationales et de marges importantes sur des biens essentiels.
Quand l’énergie verrouille tout le reste
Dire que l’économie, c’est la transformation de l’énergie, ce n’est pas une formule abstraite. C’est une description très concrète de ce qui se passe à Madagascar. Pour produire du riz, il faut pomper de l’eau, stocker, transformer, transporter. Pour faire tourner un atelier, il faut alimenter les machines, éclairer, refroidir. Pour développer des services numériques, il faut des serveurs, des antennes, des ordinateurs qui fonctionnent sans coupure. À chaque étape, l’énergie est la condition silencieuse de la création de richesse.
Quand l’électricité est rare, chère et instable, tout le reste le devient aussi. Les agriculteurs restent pris dans des techniques peu mécanisées. Les petites usines ne peuvent pas investir dans des lignes de production modernes. Les commerces perdent des stocks à cause des coupures. Les ménages consacrent une part disproportionnée de leur budget à des solutions individuelles, groupes électrogènes, batteries, petits panneaux solaires, au lieu d’investir dans l’éducation, la santé ou l’épargne.
Le modèle actuel cumule plusieurs handicaps. L’État subventionne lourdement la JIRAMA, ce qui réduit la marge pour d’autres politiques publiques. Les entreprises supportent un coût de l’énergie qui freine leur compétitivité. Les ménages paient un service médiocre ou restent tout simplement hors réseau. Dans ce contexte, les conglomérats qui contrôlent des segments clés de la chaîne énergétique disposent d’un avantage décisif. Ils peuvent sécuriser leur propre approvisionnement, répercuter une partie des coûts et attirer des financements auxquels les petites structures n’ont pas accès.
La dépendance énergétique devient alors un verrou de développement. Elle fige la structure productive dans un équilibre où les secteurs à forte valeur ajoutée peinent à émerger, où l’essentiel de l’activité reste orienté vers l’importation, la distribution et les services de faible productivité. Tant que l’énergie restera une rente captée par quelques acteurs autour d’une entreprise publique en crise, l’économie continuera de tourner au ralenti. La question n’est donc pas uniquement de produire plus d’électricité, mais de savoir qui contrôle cette énergie, selon quelles règles, et comment les gains de productivité qu’elle permet peuvent bénéficier au plus grand nombre.
De la dépendance énergétique à la dépendance politique
Lorsque le fonctionnement quotidien d’un pays dépend du bon vouloir de quelques fournisseurs d’énergie, la question n’est plus seulement économique. Elle devient politique. Un État qui peine à payer son électricité, qui renégocie en permanence des arriérés de carburant, qui s’engage sur des contrats de long terme sans capacité réelle de contrôle, perd une partie de sa marge de manœuvre.
Dans un tel contexte, chaque conflit de facture, chaque menace de réduction de livraison, chaque renégociation de contrat peut se transformer en crise de régime. Les responsables publics savent qu’une rupture dans l’approvisionnement en fuel ou en électricité peut provoquer des manifestations, des blocages, une perte rapide de légitimité. Les grands fournisseurs savent, eux, que leur place dans ce dispositif leur donne un pouvoir de négociation particulier, même sans l’utiliser de manière ostentatoire.
C’est ainsi que la dépendance énergétique se mue en dépendance politique silencieuse. Les gouvernements se succèdent mais héritent du même triangle JIRAMA – producteurs privés – distributeurs de carburant. Ils peuvent changer de discours, annoncer des transitions, renégocier des clauses, mais tant que la structure reste la même, ils restent pris dans l’étau. La tentation est alors forte de préserver à tout prix l’équilibre immédiat, même au prix de compromis qui prolongent le blocage sur le long terme.
Que faire pour sortir de l’étau ?
Plusieurs pistes apparaissent dans les travaux de Diapason et dans les expériences d’autres pays.
- Clarifier les règles du jeu
Renforcer l’autorité de régulation, publier les principaux contrats d’achat d’électricité, rendre public le détail des subventions et des dettes croisées entre l’État, la JIRAMA et les fournisseurs. La transparence est la première étape pour apaiser les soupçons et rétablir un rapport de forces équilibré. - Accélérer l’investissement dans l’hydroélectricité et le solaire
Débloquer les projets déjà identifiés, notamment sur les 403 sites hydroélectriques répertoriés, en diversifiant les partenaires et en prévoyant des clauses qui protègent l’intérêt général sur le long terme. - Réformer la JIRAMA plutôt que la contourner
La tentation est grande de laisser l’entreprise publique s’effacer progressivement au profit d’un patchwork de producteurs privés. C’est un risque majeur. Une réforme sérieuse, appuyée sur une gouvernance professionnelle et sur des objectifs clairs de réduction des pertes techniques et commerciales, reste indispensable. - Mettre la fiscalité au centre du pacte social
Lorsque des groupes privés tirent profit d’infrastructures essentielles, leur contribution fiscale doit être transparente, stable et proportionnée. Une fiscalité juste, appliquée à tous, est un des seuls moyens de transformer une domination perçue comme injuste en participation assumée à la construction nationale. - Associer les citoyens à la définition des priorités
La crise de confiance autour de la JIRAMA ne vient pas seulement des chiffres. Elle vient du sentiment que les décisions se prennent loin des préoccupations quotidiennes. Placer l’eau, l’électricité, l’accès à la justice et la sécurité de base au sommet des priorités budgétaires serait un signal fort.
Conclusion
La JIRAMA n’est pas seulement une entreprise en difficulté. Elle est le miroir d’un pays où l’énergie, la richesse et le pouvoir se sont concentrés dans les mains d’une minorité d’acteurs, pendant que la majorité de la population s’appauvrissait.
L’économie malgache ne pourra pas se transformer si elle reste prisonnière de ce modèle. Redonner à l’État sa capacité à organiser le secteur énergétique, sécuriser les investissements utiles, réguler les rentes et redistribuer équitablement les gains n’est pas une option idéologique. C’est une condition de survie collective.
L’économie, au fond, reste la transformation de l’énergie. La question pour Madagascar est simple et décisive : qui contrôle cette énergie, pour transformer quoi et au bénéfice de qui ?
Sources / Traçabilité
Diapason, dossier « Comprendre la situation énergétique de Madagascar [1] », février 2025.
Diapason, « Cartographie économique des communautés [2] », mai 2025.
Données internationales sur le PIB par habitant de Madagascar, 1960-2024, à partir des séries de la Banque mondiale et de Trading Economics. (TheGlobalEconomy.com)
Informations publiques sur Filatex, Hasnaine Yavarhoussen et les projets d’énergie solaire à Madagascar. (African Business)
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