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Editorial

Dispatch center

samedi 24 décembre 2011 |  1673 visites  | 5 commentaires 

Sur le tas de paperasses, le gros nez vibre par intermittence, cédant sous la pression des ronflements réguliers qui se forment dans la gorge de son propriétaire. Brusquement, la porte s’ouvre avec fracas :

« Rakoto, tu as du travail, ce n’est pas le moment de dormir ! »

L’homme relève la tête d’un coup en grommelant : sa femme l’a encore tiré d’un joli rêve. Il n’a qu’une envie : se rendormir, et tout de suite. Mais il n’a pas le choix car sa femme le surveille dans l’embrasure de la porte. Adossée contre le mur, elle le fixe de ses grands yeux, ces yeux qui n’ont jamais eu la chance de se faire entourer de mascara.

Elle est jolie, mais pourquoi s’obstine-t-elle à ne pas prendre soin d’elle ? Il aimerait avoir à son bras une femme que les autres hommes lui envieraient, dans un petit jean moulant et un pull noir. Il aimerait qu’elle se maquille, qu’elle aille plus souvent chez le coiffeur ; qu’elle entre dans le moule, quoi. Mais pas qu’elle se fasse remarquer, en tout cas pas de cette manière là. Pourquoi s’habille-t-elle toujours de ces sweat-shirts trop larges et de ces jupes culottes rouges ? Tout le monde la regarde dans la rue et ça lui fait honte.

« À quoi tu penses ? Tu n’as pas le temps de divaguer comme ça, tu as encore toutes ces lettres à traiter ! Noël est dans quatre jours, ne l’oublie pas, et il va falloir commander tout ça aux lutins, une fois que ce sera épluché. Tu sais bien qu’ils travaillent en flux tendu ! Tu crois qu’ils vont te produire ces millions de jouets en quatre jours ? Mais tu te fous de qui, là ? Tu veux peut-être que je fasse le travail à ta place ? »

« Elle me saoule, elle me saoule », se dit Rakoto en fourrant sa tête entre ses grosses mains craquelées par le passage de tous les litres de betsabetsa dont il a usé et un peu abusé. « Mais pourquoi parle-t-elle autant ? »

Il tente de répliquer : « Tu sais bien qu’il me faut au moins une heure pour me réveiller… et puis là, tiens, je vais aller prendre une douche ».

Rakoto se lève en faisant racler douloureusement les pieds de la chaise sur le sol. Soa soupire, en se disant : « Dieu, ce qu’il est lent ! Plus lent encore que nos politiciens, et ce n’est pas peu dire. »

Elle essaie de se radoucir : « Tu veux peut-être que je t’aide ? Je peux commencer à trier les lettres si tu veux, et ranger les données dans ton tableau Excel. Où l’as-tu enregistré ? »

Rakoto ne répond pas.

« Tu ne sais plus, c’est ça ? »

Il hésite. « Je t’ai menti, je n’ai pas commencé de tableau Excel. Je n’ai pas eu le temps de commencer pour les lettres. Il fallait déjà que j’aille chez le patissier pour notre bûche de Noël et je n’ai pas eu le temps, avec tous les embouteillages qu’il y a du coté de Behoririka. »

Soa retient une explosion, elle souffle pour évacuer un minimum de pression. « Mais où sont les autres lettres ? »

« Dans le placard », répond Rakoto avant de disparaître dans le couloir. Soa se retrouve seule dans le bureau. Elle connaît son mari et s’attend au pire. Elle ouvre le placard avec précaution, mais la pression est telle qu’elle ne réussit pas à empêcher l’avalanche de lettres de s’écrouler sur elle.

Que peut-elle dire à présent ? Qu’elle le savait ? Mais pourquoi ne lui a-t-il pas demandé de l’aider ? Pourquoi lui a-t-il encore menti ? Des années que ça dure… Il a hérité de la place de Père Noël dont personne ne voulait : heures sup en masse, pas de vie de famille et un salaire de misère. Forcément, ça n’attire pas grand monde ! Lui, il a accepté. Pourquoi ? Les heurs et les malheurs de la mondialisation. Un peu pour la gloire, aussi ; Rakoto voulait faire concurrence aux héros du dessin animé Madagascar. Mais surtout, parce qu’il n’a jamais su dire « non ». On le tire dans un sens, on le pousse dans l’autre, on doute de son existence, mais il ne sourcille pas : il veut plaire à tout le monde, quitte à entrer dans le moule de la médiocrité. Il l’avoue lui-même, il aimerait qu’elle fasse de même.

Mince, pourquoi l’a-t-il choisie, alors ? Elle est l’exact contraire de tout ça. Elle se fiche de son apparence ; tout ce qu’elle veut, c’est être à l’aise. Elle tient à ses convictions et elle n’en démordrait pour rien au monde. Écologiste aguerrie, elle a mis dans leur arrière cour un bac à terreau, en dépit de l’opposition des voisins. Elle aime les gens passionnés, avec qui on ne s’ennuie jamais. Rakoto est quelqu’un de passionné, elle le sait, elle y croit, mais il s’obstine à entrer dans un moule pour plaire. Au point de chercher à passer inaperçu. Sans doute le premier Père Noël qui fera sa tournée en blue jean et tee shirt blanc, soit disant parce que le rouge fait trop Arema. À quoi bon ? Elle ne suit pas ce qui lui tient lieu de raisonnement.

Soa a terminé la mise en page de son catalogue sur Excel et entre une à une les demandes des lettres. Rapidité, efficacité, tels sont ses mots d’ordre. Autorité ? Oui, c’est vrai, elle est drôlement autoritaire mais n’en a-t-il pas besoin ? Dans l’angle du bureau traînent les chaussettes sales de Rakoto. Depuis cinquante ans qu’elle s’escrime à ce qu’il range son linge sale dans le panier, qu’elle lui fournit multiples sacs en tissu mais rien n’a changé. Et dire qu’elle porte un jean trois fois par semaine rien que pour lui plaire. Mais ça ne lui suffit pas. Il semblerait que Soa soit trop Soa pour lui.

Rakoto est sorti de la douche. Il arrive comme une fleur dans le bureau.

– « Je peux continuer ? »

Soa va exploser, elle n’a pas envie de lui laisser continuer son travail. Oui, elle est en vacances, mais elle ne peut pas rester inactive comme ça et puis elle finit toujours ce qu’elle a commencé. C’est comme ça.

– « Vas plutôt préparer le déjeuner »
– « Qu’est-ce que je fais ? »
– « Et bien, regarde dans le frigo, je crois qu’il y a du kitoza. Fais de la purée avec, pour changer un peu ».
– « Je sais pas faire la purée. Tu sais bien que moi, à part le vary sosoa... »
– « Tu mets un demi litre d’eau et un quart de lait. Tu fais chauffer et tu surveilles bien pour pas que ça déborde. Après tu mets la poudre dedans et tu n’oublies pas de remuer sinon ça fait des grumeaux. Peu à peu, hein. Et puis tu mets du beurre. »

Soa continue à pianoter fébrilement sur le clavier, prend les lettres à gauche, les jette à sa droite, recopie. Elle veut avoir fini avant ce soir. Il n’y a pas de temps à perdre. Mais parce qu’elle est ce qu’elle est, elle doit refuser de se plier à tous les désirs des gosses et elle adapte certaines commandes. Toutes les commandes de containers de bois de rose sont remplacées par des kits de semences, de terreau et d’outils de jardinage. Quant aux demandes de Hummer, elles deviennent des commandes de camions bennes à ordures. Bien plus adaptées au contexte. Le point le plus délicat : une demande de billet d’avion Johannesbourg Antananarivo qui la plonge dans des abîmes de perplexité ; elle est brutalement interrompue dans ses réflexions...

– « C’est combien de litres de lait, qu’il faut mettre ? »

Ca avance vite, au final. Elle est contente d’elle, elle aura fait plus de la moitié avant de déjeuner.

– « Y a un paquet déjà commencé, je peux le mettre ? »

L’année prochaine, il faudra qu’ils gardent le document, comme ça il n’y aura plus qu’à mettre à jour la base de données, ils auront déjà quasiment tous les noms et adresses.

– « C’est bon, tu peux venir manger. »

Soa finit sa ligne, se lève et va dans la cuisine.

La plaque de la cuisinière est dans un état déplorable : le lait a débordé. « T’inquiètes pas, je vais nettoyer ça tout à l’heure. Ah et puis, pour la purée, j’ai fait tout ce que tu as dit, mais je ne sais pas pourquoi il y a des grumeaux. Tu aurais dû acheter une meilleure marque ». Soa mange : bon finalement, ce n’est pas si mauvais. C’est même bon.

Quatre jours plus tard, il est 20h. Soa enfile une barbe factice. Rakoto n’est pas prêt, il a à peine fini sa douche et ça fait dix minutes qu’il traîne dans les toilettes. Elle attelle les zébus sur deux charrettes. Cette année, il y aura deux pères noël : un en tee-shirt blanc sans barbe et un rouge avec barbe qui se révélera être une femme.

Mais ça, personne ne le saura !

Patrick A., avec la complicité involontaire d’Anaïs Jouan-Ligne

5 commentaires

Vos commentaires

  • 24 décembre 2011 à 11:08 | racynt (#1557)

    Joyeux noel a tous malgre la krizy mafy. le dadabe noely est deborder avec tous ces revendications parfois contradictoires.

  • 24 décembre 2011 à 12:39 | Nadia (#3387)

    Merci et Joyeux Noël

  • 24 décembre 2011 à 16:48 | RAMAHEFARISOA Basile (#6111)

    Pour l’édito de MADA-TRIBUNE en ligne :

    « JOYEUX NOEL » et Bonne continuation !

    Basile RAMAHEFARISOA
    b.ramahefarisoa@gmail.com

  • 24 décembre 2011 à 17:11 | Jipo (#4988)

    Merci pour le dispatch , le bonjour à Tonton quand vous le verrez et Bonnes fetes à tous , l ’ Equipe de MT particulièrement .

  • 25 décembre 2011 à 10:07 | maminah (#2788)

    Un peu tard, et néanmoins sincère : « Joyeux Noël à tous ! »