Miroir du potentiel malgache
Introduction – Quand les trajectoires se croisent, les blessures s’ouvrent… ou se guérissent
Alors que l’Afrique redéfinit ses leviers de puissance, une question centrale s’impose : que faire de sa diaspora ?
Dans l’imaginaire collectif malgache, comme dans d’autres pays du Sud, la diaspora reste souvent perçue comme une fuite, une perte, une nostalgie. Elle évoque aussi un mélange de sentiments ambivalents entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés : admiration et rancœur, espoir et méfiance, inspiration et soupçon de trahison.
Derrière les sourires de retrouvailles se cachent parfois des non-dits : l’envie face à celui qui a « réussi », la jalousie de celui resté « coincé », le complexe de supériorité involontaire du retour d’expatrié, le sentiment d’infériorité intériorisé du local. La distance géographique devient une distance émotionnelle et culturelle : langage différent, références décalées, perception biaisée des réalités.
Dans ce climat, les tentatives de transfert d’idées, de solutions ou de modèles échouent souvent. Le retour de l’enfant du pays est parfois perçu comme une intrusion : « Il vient nous donner des leçons… », « Il a fui, il n’a pas souffert ici… », « Ce qu’il propose ne marchera pas ici… ».
D’un côté, le fantasme du copier-coller de solutions vues ailleurs. De l’autre, le repli frileux de ceux qui refusent d’ouvrir la porte au changement, même s’il vient de l’intérieur.
Et pourtant. Ailleurs, comme en Inde, la question de la diaspora a été abordée autrement. Là-bas, les élites formées sont parties, mais pas pour fuir. Elles ont été placées, stratégiquement, dans les interstices de l’économie mondiale, pour peser, pour construire, pour revenir autrement.
Ce texte propose d’analyser la genèse, les mécanismes et les résultats de cette politique indienne venant de l’Inde et non des Indiens vivants à Madagascar, appelé communément « Karana », pour en tirer des leçons concrètes et structurantes pour Madagascar.
Car penser l’avenir d’un pays insulaire ne peut se faire sans intégrer ses forces disséminées. Mais cette intégration ne se décrète pas. Elle se prépare, se structure, se cultive, des deux côtés du rivage.
La stratégie indienne : construire une diaspora pour peser, pas pour survivre
Contexte post-indépendance : diversité, déficit technique, besoin de modernisation
Lorsque l’Inde accède à l’indépendance en 1947, elle n’est pas une nation unifiée au sens politique moderne du terme. Elle est plutôt un assemblage de diversités historiques, culturelles et religieuses, maintenues ensemble par les structures coloniales britanniques, elles-mêmes conçues pour diviser, administrer et exploiter.
L’Inde compte alors des centaines de langues et de dialectes, dont une trentaine majeure, réparties sur un territoire vaste et profondément inégal. Le pays est composé de plus de 500 États princiers et provinces intégrées, redessinés brutalement dans les premières années suivant l’indépendance. À cela s’ajoutent des fractures religieuses (hindous, musulmans, sikhs, chrétiens, jaïns, bouddhistes), des identités ethniques fortes, et une hiérarchie sociale structurée autour des castes, profondément ancrée dans l’ordre social.
La partition avec le Pakistan, sur fond de tensions religieuses, vient aggraver la fragilité institutionnelle. Des millions de déplacés, des milliers de morts, et une rupture géopolitique majeure marquent cette période fondatrice.
Le pays hérite d’une administration coloniale rigide, centralisée, construite pour servir les intérêts britanniques, sans tenir compte des besoins endogènes de la société indienne. L’appareil d’État est plus tourné vers le contrôle que vers le développement.
La corruption, héritage indirect de la structure coloniale des privilèges, des passe-droits et du clientélisme administratif, devient rapidement un frein à l’efficacité de la jeune république.
L’Inde n’a pas éradiqué la corruption, mais elle l’a affrontée à bras-le-corps, en combinant réformes légales, institutions spécialisées, mobilisation citoyenne et transition numérique.
Parmi les instruments majeurs :
- Prevention of Corruption Act (1988) : cadre légal durci en 2018, avec sanctions renforcées et confiscation des biens mal acquis.
- Right to Information Act (2005) : outil décisif pour les journalistes et ONG, instaurant un droit citoyen d’accès aux documents publics.
- Lokpal and Lokayuktas Act (2013) : autorités indépendantes pouvant enquêter sur les plus hauts responsables, suite à de fortes mobilisations sociales.
- Société civile vigilante : presse libre, campagnes de dénonciation, manifestations (Anna Hazare, 2011) ont accéléré les réformes.
- Digitalisation des processus publics : e-procurement, traçabilité des dépenses, limitation des contacts directs entre citoyens et administration.
Ces réformes n’ont pas suffi à tout transformer, mais elles ont permis d’outiller la population, de créer une culture de redevabilité et de poser les fondements d’un État plus transparent. La leçon indienne n’est pas celle de la perfection, mais celle de la volonté, de l’infrastructure juridique, et de l’endurance.
L’éducation, loin d’être unifiée ou accessible, reste cloisonnée entre systèmes privés d’élite et écoles publiques délaissées. Il n’existe pas de curriculum national standardisé, ce qui renforce les inégalités territoriales et sociales. Chaque région, chaque caste, chaque communauté développe son propre rapport à la scolarisation et à la réussite.
Face à cette complexité, les dirigeants post-indépendance, à commencer par Jawaharlal Nehru, comprennent que la survie de l’Inde passe par un pari sur le long terme :
« Former une élite compétente, capable d’unifier par le savoir ce que l’histoire a fracturé par la domination »
La création d’un État développeur repose donc sur trois piliers :
- Planification économique (Plans quinquennaux),
- Développement technologique,
- Et investissement dans le capital humain, notamment par la création d’instituts de haut niveau (IIT, IIM), non comme privilège, mais comme outil de reconstruction nationale.
Dans ce contexte de pluralité, de centralisation fragile, de cicatrices coloniales et de sociétés en tension, l’Inde n’a pas cherché à gommer ses différences, elle a cherché à s’en servir comme matière première pour structurer une modernité propre.
Naissance d’élites « exportables » : les IIT et IIM
Dès les années 1950, sous le gouvernement de Jawaharlal Nehru, l’Inde crée les premiers Indian Institutes of Technology (IIT), puis les Indian Institutes of Management (IIM). Ces écoles d’élite ont un double objectif :
- Former des ingénieurs et technocrates capables de porter le développement intérieur,
- Et devenir des vitrines techniques et diplomatiques du pays à l’étranger.
Ce n’est pas une fuite des cerveaux, c’est une stratégie d’exportation planifiée de la compétence.
Légalisation et accompagnement de l’émigration qualifiée
Dans les années 1980, l’État indien formalise sa politique d’émigration avec l’Emigration Act (1983). Ce texte encadre les départs, protège les travailleurs et commence à construire un lien juridique avec la diaspora. Des statuts comme celui de Non-Resident Indian (NRI), Person of Indian Origin (PIO) ou Overseas Citizenship of India (OCI) sont introduits. Ils donnent aux Indiens de l’étranger des avantages fiscaux, un droit de retour facilité, et surtout une reconnaissance symbolique nationale.
Institutionnalisation du lien diaspora-État
À partir des années 2000, l’État indien crée le Ministère des Indiens d’Outre-Mer, lance la journée Pravasi Bharatiya Divas, publie un « High-Level Committee on the Indian Diaspora », et multiplie les forums de discussion.
Le discours change : la diaspora n’est plus un exil subi, mais une extension naturelle de la nation indienne.
Résultat : une diaspora stratégique, intergénérationnelle et puissante
Dès les années 1990, des ingénieurs issus des IIT deviennent CTO dans la Silicon Valley. Deux décennies plus tard, des enfants d’émigrés deviennent PDG de multinationales
(ex : Sundar Pichai chez Google, Satya Nadella chez Microsoft).
Aujourd’hui, la diaspora indienne est la plus influente du monde sur les plans économique, académique, technologique et diplomatique.
Les piliers cachés du modèle indien : rigueur, collectif, long terme
Une stratégie pensée sur 30 à 40 ans
Le projet ne s’est pas construit en une décennie. Il repose sur une logique intergénérationnelle assumée.
La première génération émigre. La deuxième s’insère. La troisième dirige.
Le discours collectif valorise l’effort, la compétence, la patience. La réussite n’est pas instantanée, elle est planifiée.
Une diaspora structurée, pas dispersée
Les Indiens de l’étranger se cooptent, créent des cercles d’affaires, des forums tech, des syndicats professionnels. Leur insertion dans les grandes universités et entreprises repose sur un effet levier communautaire, loin du repli identitaire.
Pas d’attente vis-à-vis de l’État, mais une fierté de représenter le pays
Dans les discours de la diaspora, une phrase revient souvent :
« On ne demande pas l’intégration. On crée notre place. »
Et :
« On ne s’excuse jamais d’être ambitieux. »
Architecture d’une réussite diasporique
Élément clé | Description | Effet |
---|---|---|
Formation d’élite exportable | IIT/IIM formant des technocrates dès les années 60, avec une visée internationale assumée | Compétence reconnue mondialement, ancrage dans les hautes sphères économiques |
Mobilité soutenue par l’État | Statut de NRI (Non-Resident Indian) : facilitation administrative, avantages fiscaux, reconnaissance politique | Renforcement du lien diaspora-État, incitation au retour d’investissement (remittances, influence) |
Réseaux communautaires puissants | Cooptation, cercles business, alumni, forums tech | Mobilisation collective -> effet levier pour chaque individu |
Mentalité d’investissement long terme | Pas de syndrome de l’imposteur, ni d’attente vis-à-vis de l’État |
Accumulation lente de capital économique et social, générationnelle |
Madagascar : et si on arrêtait de voir la diaspora comme un manque ?
Madagascar est dans une situation paradoxale. Elle dispose d’une diaspora diverse, talentueuse, souvent francophone, insérée dans les secteurs de l’enseignement, de la santé, de l’économie numérique. Mais cette diaspora reste sous-mobilisée, désorganisée, parfois méprisée ou oubliée dans les politiques publiques.
Et si Madagascar prenait exemple sur l’Inde pour repenser radicalement sa stratégie diasporique ?
Vers une stratégie malgache : propositions pour une vision 2040
Inspiré du modèle indien, Diapason propose une stratégie articulée autour de 5 axes :
Axe 1 : Former une élite exportable depuis Madagascar
- Création d’un programme IIT-Mada pour former les meilleurs talents en data, IA, médecine tropicale, énergies renouvelables.
- Label « Export Talent Mada », soutenu par l’État, les fondations et les universités partenaires africaines et asiatiques.
Axe 2 : Créer un statut de “Non-Resident Malagasy” (NRM)
- Statut officiel pour reconnaître, protéger et valoriser les Malgaches de l’étranger.
- Avantages fiscaux, incitations à l’investissement, reconnaissance culturelle.
Axe 3 : Structurer les réseaux
- « Club Mada 1000 » : réseau stratégique de Malgaches influents à l’étranger (tech, finance, diplomatie, culture).
- Plateforme numérique : base de données des compétences, appels à projet, mentorat.
Axe 4 : Valoriser les réussites
- Programme « Success stories Mada » : repérer et médiatiser les talents internationaux malgaches.
- Création d’un Indice d’impact diasporique publié chaque 26 juin.
Axe 5 : Préparer la génération suivante
- Écoles culturelles de la diaspora, sur le modèle chinois ou indien.
- Camps « Hody Aho » : immersion à Madagascar des enfants nés à l’étranger.
Objectif | Leçon indienne | Implication pour Madagascar |
---|---|---|
Former une élite mondiale | Créer des écoles-pilotes d’excellence à visée internationale (ex : filières IA, énergie, médecine tropicale) |
Initier un pôle IIT malgache avec un objectif d’exportation de talents |
Engager la diaspora | Valoriser un statut NRM (Non-Resident Malagasy), fiscalement et symboliquement |
Créer un ministère ou une plateforme dédiée aux Malgaches du monde, comme levier stratégique |
Structurer les réseaux | Fédérer les diasporas pro-actives (ex : diaspora tech, finance, artisanat haut de gamme) |
Financer un incubateur de diaspora et une base de données mondiale des talents |
Changer la perception du pays | Miser sur les résultats (positions de pouvoir, innovations, deals) | Encourager les success stories malgaches visibles et structurées (non folklorisées) |
Feuille de route 2025–2040
Phase | Objectifs clés |
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2025-2027 | Lancer le statut NRM, recenser la diaspora, créer la plateforme |
2028-2032 | Valoriser les réussites, lancer les programmes IIT-Mada |
2033-2036 | Conquérir des postes stratégiques dans les institutions régionales et internationales |
2037-2040 | Assurer la transmission intergénérationnelle, institutionnaliser les relais diasporiques |
Conclusion : La diaspora comme bras armé d’une souveraineté en construction
Ce que l’Inde a réussi, Madagascar peut le tenter.
Cela ne demande pas des milliards, mais une vision, une volonté, une structuration.
La diaspora n’est pas une nostalgie. C’est une avant-garde.
Il est temps de passer de l’exil subi à la puissance organisée.
Il est temps que Madagascar cesse de perdre ses cerveaux et commence à les projeter.
La souveraineté, c’est aussi cela : savoir utiliser ses enfants là où ils se trouvent.
Non pour qu’ils reviennent tous, mais pour qu’ils contribuent, pèsent, et construisent.
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Vos commentaires
Merci au Groupe Diapason pour cette étude, très interessante, mais je ne pense pas que cela entre dans les objectifs des « dirigeants » actuels (Ni même, peut être, dans celui de la Diaspora !).
Dommage !.
@+
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