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Tribune libre

Lettre ouverte

mardi 1er avril 2014

Lettre ouverte à Monsieur le Président de la république, aux élus et décideurs et à tous les Malgaches soucieux de l’avenir de leurs terres

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,

Les terres malgaches sont des ressources naturelles convoitées. Leur protection et leur sauvegarde font partie des préoccupations de la population. Les nouveaux dirigeants en ont pris acte. Lors du premier Conseil des ministres dirigé par le nouveau Président de la République le 29 janvier 2014, la première mesure interdit « toute désaffection, mutation totale ou partielle, ou traitement de dossiers d’acquisitions de terrains d’Etat au profit d’une tierce personne » et cela, « jusqu’à la formation d’un nouveau gouvernement » [1]. Mais que se passera-t-il après ?

D’autant plus que, lors d’une rencontre avec des investisseurs le 21 mars 2014 à Paris, le président et son équipe ont lancé un appel explicite concernant « 18 millions d’hectares de terres arables disponibles » [2].

Selon nous, il est du devoir de tous les citoyens malgaches de veiller à la bonne gestion de nos ressources nationales. Cela signifie qu’il faut lutter contre des pratiques contribuant à la dilapidation des richesses et à l’appauvrissement des Malgaches sur le long terme. C’est pourquoi nous devons nous tenir en alerte en cette période cruciale pour l’avenir du pays.

Depuis 2008, avec l’effet cumulé des crises alimentaire, financière et énergétique ainsi que des changements climatiques, les terres sont devenues le refuge privilégié des investissements dans le monde. Cette ruée sur les terres implique toutes sortes d’acteurs : des Etats, des sociétés spécialisées dans différents secteurs, des banques et des fonds financiers divers. [3]

Madagascar n’est pas épargné. En 2008, le projet de la société Daewoo Logistics a prévu la location de 1 million 300 000 hectares de terres pendant 99 ans dans les régions Melaky, Menabe, Atsinanana et SAVA, pour cultiver du maïs et des palmiers à huile destinés entièrement à être exportés en Corée du Sud. En échange, la société a promis des infrastructures et des emplois. La révélation de ce projet avait provoqué la colère des Malgaches et l’indignation de l’opinion publique internationale.

Aujourd’hui, le gouvernement sud-coréen reconnait travailler activement pour remettre en place le projet Daewoo [4]. En mai 2013, une délégation officielle sud-coréenne est venue en mission à Madagascar [5]. Nous ne savons pas quelle contrepartie est convenue en échange des 100 000 dollars de financement du gouvernement sud-coréen à l’organisation des élections de décembre 2013 [6]. Par ailleurs, tout en travaillant dans d’autres secteurs, la société Daewoo a effectué des tests de culture sur des surfaces restreintes à Madagascar pendant la période de transition [7].

Nous avons constaté sur le terrain que les problèmes liés à ces investissements sur les terres se sont aggravés au cours des dernières années.

Le rapport intitulé « Les accaparements de terres à Madagascar - Echos et témoignages du terrain - 2013 » publié par l’association italienne Re:common, la plateforme malgache Solidarité des Intervenants sur le Foncier – SIF – et le Collectif TANY rend compte de l’impact de six projets d’investisseurs à Madagascar. Six projets dans des secteurs d’activités aussi divers que les agro-carburants, les mines, la foresterie, l’industrie pharmaceutique dans les régions Ihorombe, Itasy, Sofia, Alaotra-Mangoro, Analanjirofo ou encore dans l’industrie touristique à Nosy Be [8].

Le constat confirme celui réalisé dans un rapport précédent sur l’exploitation de l’ilménite par QMM-Rio Tinto dans la région Anosy [9].

Les projets d’investisseurs à Madagascar se présentent toujours comme des projets de développement. Mais les paysans qui vivent sur les zones impactées et aux alentours sont expulsés ou déplacés de leurs terres ancestrales, avec ou sans indemnisation.

Cette non-reconnaissance et spoliation des droits des populations locales caractérisent le phénomène de l’accaparement des terres. Les agriculteurs, éleveurs et pêcheurs perdent leurs moyens de production et leurs sources de revenus ; leur organisation sociale est détruite.

La compensation financière est souvent dérisoire par rapport aux préjudices subis. Les emplois promis ne compensent pas les pertes.

Les paysans deviennent des ouvriers agricoles ou saisonniers aux droits précaires et n’ont plus de terres à transmettre aux futures générations.

Conscients des dégâts et avant qu’ils ne deviennent irréparables, nous devons faire des choix clairs :

  • Gardons jalousement nos terres car leur valeur économique a beaucoup augmenté.
  • Arrêtons de louer nos terres souvent à bas prix pour des décennies à des sociétés et fonds étrangers, et n’aggravons pas le risque de devenir encore plus dépendants de l’importation de produits vivriers comme le riz [10].
  • Soutenons les paysans malgaches qui constituent la majorité de la population par une politique publique accordant la priorité à l’agriculture paysanne familiale. Aidons-les à améliorer leurs moyens et méthodes de production afin que leur travail leur rapporte des revenus décents et que Madagascar connaisse l’autosuffisance alimentaire d’abord et devienne un pays exportateur de produits agricoles ensuite.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les responsables politiques,

Votre action est décisive pour enrayer la spirale des accaparements de terre. Nous nous permettons de vous soumettre des revendications qui s’inscrivent dans le cadre légal et culturel malgache :

  • modifier la loi sur les investissements 2007-036 : Promulguée le 14 janvier 2008 cette loi autorise la vente de terres aux sociétés étrangères en vertu des articles 18 et 19 qui doivent être abrogés [11]. Pour attirer des investisseurs, de hauts dirigeants de l’Etat avaient explicitement mentionné la disponibilité de terrains destinés à la vente, notamment pour des complexes touristiques [12]. La mise en compétition directe pour l’achat de terres entre d’une part les familles malgaches et d’autre part des sociétés « qu’elles soient ou non contrôlées par des intérêts étrangers », multinationales et transnationales risque d’aboutir à une pénurie pour la population malgache qui croît rapidement.
  • protéger par une loi les zones de pâturages : dans plusieurs régions, de vastes surfaces - kijana be - sont indispensables aux éleveurs pour l’élevage extensif traditionnel de zébus. Vus des satellites ou des avions, ces espaces semblent déserts et inoccupés. En réalité, des centaines de milliers de familles vivent là et les utilisent pour leurs activités génératrices de revenus et de subsistance. Suite à la réforme foncière de 2005, « la loi 2006-031 [sur les propriétés privées non titrées] s’applique à toutes les terres occupées de façon traditionnelle, que ces terres constituent un patrimoine familial transmis de génération en génération, ou qu’elles soient des pâturages traditionnels d’une famille à l’exception des pâturages très étendus qui feront l’objet d’une Loi spécifique » [13]. L’absence actuelle de la « Loi spécifique » annoncée et l’insuffisance de précision sur la notion de « pâturages très étendus » font que ces terrains sont le plus souvent attribués par l’Etat aux investisseurs pour des locations de longue durée, des baux emphytéotiques. Une loi sur les zones de pâturages ­- à mettre en place de manière urgente - doit mieux défendre les droits d’usage des populations concernées et le développement de leur activité d’élevage.

La perte de contrôle sur les terres peut prendre plusieurs formes juridiques. L’octroi de concessions aux sociétés étrangères favorisé par les dirigeants précédents en est un exemple supplémentaire.

Le cas le plus connu qui a causé l’expulsion de pêcheurs et d’agriculteurs est le port d’Ehoala à Tolagnaro – Fort-Dauphin dans le Sud-Est. Ce port a été financé totalement par un prêt et par l’Etat Malgache, mais il est géré par une structure privée étrangère. Le nouveau Directeur du Port d’Ehoala vient de baisser le prix de location des terres aux sociétés nationales et internationales qui souhaitent s’y établir [14].

Dans le Nord-Ouest, la concession accordée à la société allemande Tantalus dans la zone d’extraction de terres rares, près d’Ampasindava [15], a une surface de 300 km2 selon la presse. Les conséquences pour les habitants de « plusieurs villages » impactés devraient faire l’objet d’une communication publique claire de la part des autorités.

Quant à la dernière concession annoncée, dans le cadre du projet de la Commission de l’Océan Indien “Madagascar, grenier de l’Océan Indien", elle aurait déjà obtenu un accord de la part des autorités de la Transition sur 20 000 ha dans la région Menabe [16] qui serviront à des cultures vivrières destinées à l’exportation.

Une loi claire doit interdire l’octroi de nouvelles concessions. Elle doit permettre également aux élus, aux agents de l’Etat et aux collectivités décentralisées voire aux citoyens malgaches d’accéder aux concessions existantes et d’exercer un contrôle. Il est indispensable de s’assurer que leurs activités rapportent à la nation malgache des revenus adéquats et décents.

La volonté affichée par les nouveaux dirigeants élus de mettre en place un Etat de droit devrait se traduire par une transparence totale sur toutes les transactions sur les terres.

A ce titre, en plus d’une information complète sur l’état des lieux des ventes et locations de terres déjà réalisées ou en cours, nous demandons une clarification de la part des autorités sur deux cas :

  • le contenu détaillé de contrats de location-gérance de biens de l’Etat qui soulève de nombreuses questions : Les plantations de canne à sucre et usines ont été confiées en location-gérance à la société chinoise Compagnie Nationale d’Importation et d’Exportation des Equipements Complets de Chine (COMPLANT) dans plusieurs régions depuis plusieurs années Le sucre local se vend mal : [17], notamment dans le Nord-Ouest à Ambilobe : qui sont les propriétaires actuels des terres ? Quelles sont les clauses des contrats passés dans chacun des sites de plantation de cannes à sucre et usines ?
  • La vente par le gouvernement malgache de crédit-carbone des forêts protégées du Makira dans le Nord-Est à la société américaine Microsoft et au zoo de Zurich a été annoncée dans la presse en février 2014 [18] : le montage financier et le régime foncier sous lequel ces 320 000 ha de forêts ont été cédés méritent davantage de clarification pour l’ensemble des citoyens. Ce système de « vente de carbone », un aspect des paiements des services environnementaux « visant à rémunérer les réductions d’émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts » – REDD – ainsi que son application concrète, nécessitent un suivi et des études approfondies pour démontrer à l’opinion publique qu’il s’agit bien d’une « chance » et d’une « aubaine » pour les Malgaches car de nombreux éléments restent imprécis et non maîtrisés, selon les spécialistes dans le domaine [19]. En particulier, comment sera comptabilisé le carbone, comment seront répartis les revenus du carbone et comment sera effectuée concrètement la gestion de la part prévue pour les communautés locales vivant aux alentours des aires protégées pour qui les zones et les ressources forestières seront désormais inaccessibles ? Une étude réalisée en 2013 sur le projet-pilote PHCF - projet holistique de conservation des forêts - initié par WWF Madagascar et la fondation GoodPlanet, financé à 100% par la compagnie Air France dans le Sud-est, montre que les mécanismes de compensation des émissions de carbone ne contribuent pas forcément à la réduction de la déforestation mais peuvent aggraver l’insécurité alimentaire de la population avoisinant l’aire protégée [20].

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,

L’explosion démographique mondiale a par ailleurs amené les experts dans différentes disciplines à réfléchir ensemble aux moyens à mettre en œuvre pour éviter une propagation de la famine dont certaines zones de la planète souffrent déjà. Les recherches effectuées et les solutions préconisées ont abouti à la déclaration de l’ONU de faire de 2014 l’« année internationale de l’agriculture familiale ». Un choix urgent car l’agro-industrie fortement mécanisée fait perdre leurs terres et leurs emplois aux paysans, notamment dans les pays africains et asiatiques qui ne disposent pas encore d’industries et de services pouvant employer les populations qui migrent vers les villes.

Parce qu’elles constituent la majorité de notre population et parce qu’elles ont pour missions d’assurer l’alimentation des habitants des villes et des campagnes malgaches, d’abord, puis l’exportation de produits vivriers ensuite, les familles rurales, de paysans, d’éleveurs et de pêcheurs méritent le soutien de l’Etat et de tous les citoyens dans leurs efforts.

Evitons les semences hybrides et les OGM – organismes génétiquement modifiés – car ils nécessitent que les paysans achètent chaque année des semences auprès des producteurs industriels et les rend dépendants.

Soutenons les méthodes agricoles qui augmentent le rendement de leur travail tout en assurant l’autonomie des exploitants agricoles au niveau des intrants et moyens de production, telles que l’agro-écologie.

Ne chassons surtout pas les paysans de leurs terres qui sont leur principal moyen de production.

Paris, le 30 mars 2014

Le Collectif pour la Défense des Terres Malgaches – TANY

Notes

[19C. Bidaud, REDD+ un mécanisme novateur ? Le cas de la forêt Makira à Madagascar in Revue Tiers-Monde n°211 (3/2012) p.111-130

2 commentaires

Vos commentaires

  • 2 avril 2014 à 18:48 | niry (#210)

    Encourageons les initiatives comme ce collectif qui ne date pas dhier et qui a un réel recul et maîtrise de cette question.

    • 3 avril 2014 à 19:24 | Ouas (#8299) répond à niry

      la question alimentaire est une question de vie de mort dans toute l’Afrique. Les mêmes convoitises des multinationales et la même cupidité des proconsuls africains révélées dans cette lettre sont observables en Ethiopie, au Kenya, au Mali, au Soudan et dans d’autres pays où des populations s’acheminent sûrement vers la famine, la guerre civile et au terrorisme d’état mené à huis-clos.
      L’urgence est à se constituer en une force à l’échelle du continent, de multiplier les pressions, les dénonciations et de stopper cette mafia du foncier agricole avant que les Rwanda ne deviennent une pandémie.

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